Optimisation ou grève d’impôts?

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Von Kontrapunkt* vom 12. Februar 2014

L’Union européenne, les Etats Unis et d’autres pays de l’OCDE sont confrontés à une crise de leurs dettes d’Etat. A voir ce qu’en disent les médias, on dirait qu’elle se résume au volet dépenses, le volet recette n’étant guère thématisé. Toutefois, les déséquilibres des comptes étatiques entre dépenses croissantes et recettes stagnantes, voire déclinantes ne sauraient être assainis par la seule réduction des dépenses. Du côté des recettes, la tendance des grands acteurs économiques, croissante depuis les années 70, à réduire à tout prix les payements d’impôts, pèse particulièrement lourd. A force d’y regarder de plus près, apparaît un véritable mouvement de grève d’impôts qu’il s’agit de mettre en lumière.

 

Hormis la fraude fiscale, illégale, la notion d’optimisation d’impôts occupe une place centrale dans le tourbillon médiatique permanent véhiculant les notions de secret bancaire, compétition fiscale, crise financière, banques „too big to fail“ et leur sauvetage par l’Etat, les révélations de Wikileaks, la recherche de milliards d’impôt perdus et les paradis fiscaux. Ce terme technique mérite une meilleure attention que celle qu’il rencontre en général. Il signifie l’exploitation systématique de différences de fiscalité, des taux autant que des règles de prise en compte, avec l’objectif de payer un minimum d’impôts, voire pas du tout. L’optimisation fiscale, très répandue, n’enfreint pas les lois et n’est donc pas punissable. Comment cela se fait-il? Qui sont les acteurs principaux? De quel volume s’agit-il? Quelles en sont les conséquences?

D’abord le „comment“. Il serait difficile d’énumérer complètement les moyens mises en oeuvre; pour cette présentation quelques exemples peuvent suffire. Une technique simple consiste à acheter une assurance-vie moyennant un crédit important. Le crédit et l’avoir d’assurance s’équivalent plus ou moins, le crédit diminue la fortune en tant que dette dans la déclaration d’impôt, et de surcroît l’intérêt à payer pour le crédit réduit le revenu imposable. De surcroît, le taux d’intérêt du crédit est en général inférieur au facteur d’actualisation du montant de l’assurance, l’opération génère ainsi un bénéfice direct. Une autre technique consiste à créer une fondation familiale avec une partie de la fortune dont la finalité est de garantir le train de vie des membres de la famille. Les fondations bénéficient souvent d’un régime fiscal spécial qui permet des économies d’impôt, même si elles ne sont pas carrément exemptes d’impôt. Ces deux procédés sont des moyens de réduire l’impôt à l’intérieur d’un pays, par exemple la Suisse. Toutefois, les possibilités liées à des opérations combinant plusieurs pays aux systèmes fiscaux différents sont bien plus conséquentes. Ces différences procurent aux compagnies multinationales un potentiel d’optimisation presque illimité: facturation de frais de gestion (management fees), redevances, différences de prix fixées de manière ciblée, crédits à motivation fiscale entre succursales d’un même groupe multinational. Exemple concret: au siège principal d’Amazon au Luxembourg – un pays à la fiscalité pour multinationales nettement plus modeste qu’en Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne (où le chiffre d’affaires est important) – aucun livre n’est stocké, aucune facture n’est établie. Quand un client anglais commande un livre, celui-ci est emballé, expédié et livré sur place, en Angleterre. Du point de vue comptable, cependant, l’opération passe par le siège principal. Ainsi, les impôts ne sont pas dus en Angleterre, mais au Luxembourg. Cet exemple illustre en outre l’impossibilité d’opérateurs locaux – en l’occurrence de petits libraires – d’accéder à ces techniques d’optimisation internationales qui créent de ce fait une distorsion importante de la concurrence.

Les modes opératoires reposent souvent sur le fait que la plupart des multinationales sont intégrées verticalement et contrôlent de ce fait une grande part ou même toute la chaîne de transformation entre les matières premières jusqu’à la distribution du produit fini. Ceci rend possible de fixer les prix des matières premières et des produits intermédiaires en fonction des situations fiscales dans les pays d’extraction, de production et de consommation de manière à ce que dans les pays à fiscalité lourde, les bénéfices soient faibles, voire transformés en pertes et que les véritables bénéfices émergent dans des pays à fiscalité plus clémente. Ainsi, par exemple, le groupe pétrolier français Total ne paie pratiquement aucun impôt en France sur ses 10 milliards de bénéfices annuels; Saint-Gobain, Suez, Colgate-Palmolive (siège principal: Genève), ou Starbucks échappent également au fisc de leurs pays d’origine. Bien que connu en principe, ces pratiques restent largement obscures parce que les multinationales s’abstiennent de publier leur comptabilité par pays, rendant impossible de comparer les opérations effectives avec les impôts payés et de révéler les distorsions. Un début de réglementation du „transfer pricing“ existe désormais dans l’OCDE.

Les exemples cités indiquent aussi les acteurs. Les contribuables simples, les entreprises travaillant localement n’ont aucun accès à l’optimisation fiscale internationale. Elle est réservée aux détenteurs de grandes fortunes et aux multinationales. A titre de mise en perspective, jetons un regard sur la répartition des fortunes en Suisse: 58% des hommes adultes et 75% des femmes adultes ne gagnent pas suffisamment pour disposer ne serait-ce que d’un troisième pilier, sans parler de cumuler une fortune à proprement parler; environ 20% n’ont aucune fortune, voire des dettes. D’autres acteurs importants sont des banques, p. ex. UBS, BNP-Paribas, et des entreprises de conseil comme KPMG, Ernst & Young, PriceWaterhouseCooper ou Deloitte qui ont dû témoigner devant une commission d’enquête du parlement britannique. Elles seules disposent des connaissances internationales (différences de lois et de procédures) et des relations d’affaires permettant de mettre au point les constructions légales voulues pour leurs clients à la recherche d’économies d’impôts. Plus de 60 „safe havens“ ou havres fiscaux de par le monde servent à cette fin, entre autres les îles britanniques de la Manche (Jersey, Guernsey), les îles Cayman, les Bermudes, l’état du Delaware aux Etats Unis (où la principale agence d’hébergement abrite à elle seule 250’000 entreprises – par ailleurs, plus de la moitié des entreprises cotées à Wall Street sont domiciliées au Delaware), la Suisse, le Luxembourg, Monaco, Singapour, Panama, Bahrain… En outre, on doit compter parmi les acteurs de ce jeu les autorités politiques (parlements, gouvernements) qui alimentent la „compétition fiscale“ (race to the bottom) par des baisses d’impôt.

Une véritable industrie de l’évasion est ainsi à l’oeuvre pour satisfaire la demande en optimisation fiscale. Selon les estimations, entre 40% et au moins 60% du commerce mondial est aujourd’hui un commerce interne aux multinationales, c’est à dire entre succursales d’une même entreprise. Ce seul fait laisse entrevoir le volume de cette industrie. Les fortunes non fiscalisées domiciliées dans des paradis fiscaux correspondraient à deux tiers de la dette mondiale cumulée, donc à 21’000 – 30’000 milliards de dollars américains. Les officines ayant élaboré les montages fiscaux les plus performants peuvent participer au International Tax Award. Revers – bien limité – de cette médaille: des condamnations qui se montent souvent à des centaines de millions de dollars, p. ex. KPMG pour plus 400 millions, UBS pour 789 millions. Il faut penser que les profits réalisés de cette manière donnent à ce genre d’amende un air de coût de transaction standard.

La Grèce est un cas d’espèce dans ce contexte: nulle part ailleurs en Europe, aussi peu d’impôts sont payés que dans ce pays. De grandes catégories de fortunes comme les armateurs ou l’église orthodoxe sont officiellement exemptés d’impôt. L’estimation de la fraude fiscale annuelle s’élève à 40-45 milliards €, ordre de grandeur qui correspond à 15-20% du produit intérieur brut (PIB). En outre, on estime le montant des avoirs grecs non fiscalisés à l’étranger à 200 milliards €, donc à peu près autant que le PIB du pays. Cet énorme manque de rentrées fiscales est contré, sous la pression de l’Union européenne, de manière unilatérale par des mesures d’austérité étatique. Le résultat est une défaillance administrée de l’Etat, par exemple en matière de santé, de rentes, d’infrastructures et plus généralement du service public, et pousse de grands pans de la population dans la pauvreté.

Au vu de ces éléments, la différence entre optimisation et fraude fiscale telle qu’exploitée par nombre de banques moyennant l’acquisition active de clients fortunés (souvent lors d’événements mondains tels que des régattes, des tournois de tennis ou de golf, de concerts prestigieux etc.) perd son sens, car les deux cas créent les mêmes conséquences sociales et économiques: on soustrait massivement des revenus aux Etats. Ceux-ci peuvent essayer de charger davantage les autres contribuables, moins fortunés et incapables d’éviter la taxation. Ils peuvent aussi diminuer leurs dépenses pour faire des économies en réduisant les budgets de leurs services publics, à l’image du Portugal et de l’Espagne ou précisément de la Grèce. Ou encore ils peuvent augmenter davantage leur endettement, au prix d’un service de la dette accru de manière disproportionnée. Dans tous les cas, les couches inférieures et moyennes sont lésées parce que les privilégiés se soustraient légalement à leur devoir civique. Ceci est sans doute un des mécanismes contemporains majeurs de production d’inégalités à l’échelle internationale. L’évasion fiscale s’avère ainsi être un pillage des richesses nationales. Les impôts payés malgré tout ne couvrent souvent même pas les services consommés des infrastructures publiques (que l’on pense aux systèmes de transport ou aux services de l’Etat de droit). De surcroît, une partie non négligeable de la valeur ajoutée au niveau national est transférée à l’étranger. Par ailleurs, on imagine facilement combien ces processus faussent les statistiques nationales de la valeur ajouté ainsi que des inégalités de revenu et de fortune.

L’optimisation fiscale globalisée a une série de conséquences importantes. Ces agissements créent une distorsion massive de la concurrence au profit des multinationales et aux dépens des entreprises locales qui se voient progressivement évincées du marché (voir l’exemple des librairies). De plus, ils sapent la justice fiscale. Plus grave encore: ils mettent en danger la démocratie et plus généralement la priorité du politique (gouvernements et parlements nationaux) par rapport à l’économie (surtout les compagnies multinationales). Nous sommes ici témoins de deux vastes transferts de pouvoir liés entre eux, d’une part du niveau national vers le niveau international et d’autre part des communautés constituées politiquement vers des entreprises privées à but lucratif. Ce transfert de pouvoir est une composante intégrée de la globalisation: les optimisateurs d’impôt profitent du fossé qui a été creusé entre l’ouverture globale du marché et l’inexistence de régulations globales. C’est ce décalage qui engendre la compétition fiscale. En fait également partie la résiliation du partenariat social après les „30 glorieuses“ tel qu’il a été achevé après la Deuxième guerre mondiale dans un certain nombre de pays européens, y compris la Suisse, et qui reposait sur le principe d’une répartition équitable des avancées de la productivité entre patronat et salariat. D’après les doctrines de gestion contemporaines, les salaires ne sont plus que des coûts qu’il s’agit de minimiser au profit des revenus du capital.

Ce qui pose problème dans cette dynamique est moins l’illégalité de certaines pratiques qu’un système de droit qui rend possible la soustraction systématique d’impôts. Kofi Annan l’a formulé clairement lors d’une conférence à l’IHEID à Genève (Equity in extractives: managing Africa’s mineral wealth, 26.9.2013): „Tax avoidance may be legal, yes, but its extremes have become immoral, unconscionable, and unacceptable.“ Les politiciens suisses feraient bien d’y réfléchir chaque fois qu’ils décident de chercher des „idées pour des économies susceptibles de réunir une majorité de voix“ afin d’équilibrer un budget, en passant sous silence le volet des recettes défaillantes, source première du déséquilibre.

Publication d’une version courte de ce texte dans „Le Temps“ du 12.2.2014.

* Diesen Text haben folgende Mitglieder von kontrapunkt mitunterzeichnet:
Gabriella Bardin Arigoni, Politologin, Universität der italienischen Schweiz; Prof. em. Beat Bürgenmeier, Volkswirtschafter, Universität Genf; Prof. Dr. Marc Chesney, Finanzwissenschaftler, Universität Zürich; Prof. em. Dr. Jean-Daniel Delley, Politikwissenschafter, Universität Genf; Prof. Dr. Michael Graff, Volkswirtschafter ETH Zürich; Dr. Peter Hablützel, Hablützel Consulting, Bern; Dr. iur. Gret Haller, Bern; Prof. em. Dr. Philippe Mastronardi, Öffentlichrechtler, Universität St. Gallen; Prof. em. Dr. Hans-Balz Peter, Sozialethiker und Sozialökonom, Universität Bern; Dr. oec. HSG Gudrun Sander, Betriebswirtschafterin, Universität St. Gallen; Prof. em. Dr. Dr. h.c. Beat Sitter-Liver, Philosophischer Ethiker, Universität Freiburg (Schweiz); Prof. Dr. Christoph Stückelberger, Wirtschaftsethiker, Universität Basel; Dr. h.c. Rudolf H. Strahm, Herrenschwanden; Prof. em. Dr. Peter Ulrich, Wirtschaftsethiker, Universität St. Gallen; Prof. em. Dr. Mario von Cranach, Psychologe, Universität Bern; Prof. em. Dr. Karl Weber, Soziologe, Universität Bern; Prof. Dr. phil. Theo Wehner, ETH Zürich, Zentrum für Organisations- und Arbeitswissenschaften (ZOA), Zürich; Daniel Wiener, MAS-Kulturmanager, Basel, Liliana Winkelmann, M.A., Volkswirtschaftlerin, Universität Zürich.

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