Du temps contraint au temps libéré

Autorin/Autor:
Von Kontrapunkt* vom 31. März 2010

Le temps, c’est de l’argent. Le temps, c’est aussi la liberté – ou pourrait l’être. Dans les conditions sociales et économiques actuelles, il est plutôt une contrainte, dans la vie familiale comme au travail. Au sein de la famille d’aujourd’hui, les contraintes de temps renforcent la prédominance masculine. Une véritable politique des temps devrait favoriser le temps libéré au détriment du temps contraint.

Alors que la „famille traditionnelle “ est devenue rare, notre image de la vie familiale continue d’être fortement imprégnée par ce modèle. Un modèle qui a connu son apogée au milieu du 20e siècle: le père assure le revenu, la mère s’occupe du ménage et de l’éducation des enfants, chacun trouvant son épanouissement dans sa fonction. L’histoire sociale des familles l’a démontré, ce modèle „bourgeois“ (et non pas agrarien) de la famille s’est diffusé en Europe surtout au cours du 19e siècle. Il a été intégré dans les grandes institutions construites durant cette période (l’école, l’industrie, le droit – le droit du travail, mais aussi la constitution, le code civil etc.), et a acquis au 20e siècle le statut d’un idéal généralisé. Pouvoir entretenir une femme entièrement engagée dans la vie familiale en évitant largement l’espace public était devenu une marque de réussite sociale pour les hommes. Dans la mesure où cet idéal a été réalisé en pratique, il était fondé non seulement sur une séparation stricte des sphères d’activité masculine et féminine, mais également sur la dépendance financière et sociale de la femme. Cela vaut aussi pour la plupart des solutions intermédiaires qui voient les femmes réduire et non cesser leur activité professionnelle. En effet le statut mineur du travail à temps partiel, ainsi que la discrimination salariale directe et indirecte, continuent d’assurer la prédominance masculine.

Toutefois, beaucoup de choses ont changé. Les femmes renoncent moins volontiers à leur autonomie. Et subvenir aux besoins de la famille exige souvent un double salaire. La sécurité de l’emploi masculin a été ébranlée par une succession de récessions, la délocalisation de places de travail en raison de la globalisation et des mesures de rationalisation en vue d’une rentabilité élevée. S’y ajoute l’individualisation progressive des conditions de vie. La mobilisation d’appuis extérieurs (parenté, amis, voisins) devient plus difficile et les familles ne peuvent plus compter que sur leurs ressources propres. La durée de vie disponible pour enfanter se réduit parce que les femmes et les hommes – surtout celles et ceux dont les qualifications permettent d’espérer une ascension professionnelle – repoussent le moment de la parentalité, s’approchant ainsi de sa barrière biologique. Enfin, nombre de communautés de vie ne correspondent plus au modèle de la famille classique.

L’augmentation du nombre des divorces, la baisse de celui des naissances (qui contribue au vieillissement démographique), les expressions d’une péjoration des conditions de développement des adolescents (incivilités, violence) participent de ces changements et doivent être considérés à leur lumière. La Suisse n’est pas seule à connaître cette évolution, elle la partage avec nombre de pays.

C’est pourquoi les analyses de ces phénomènes entreprises dans d’autres pays européens sont également pertinentes pour la Suisse, en particulier le septième rapport allemand sur la famille élaboré à la demande du gouvernement fédéral par une commission d’experts.

Appuyé sur un large éventail d’études empiriques, le rapport arrive à deux conclusions fondamentales. D’une part, la vie familiale a de plus en plus de peine à se développer dans de bonnes conditions face aux évolutions actuelles et face aux pressions sur la vie quotidienne qu’elles engendrent. La plupart des familles ne sont pas capables d’y résister avec leurs seules ressources. D’autre part, la situation des familles peut être améliorée à condition d’actionner à la fois trois leviers. Les familles ont besoin 1) d’appuis financiers ciblés leur permettant de profiter d’interruptions professionnelles de chacun des deux parents et de déléguer une part des obligations familiales, 2) d’institutions d’appui (crèches, écoles à plein temps) dont l’utilisation ne dépende pas de leur pouvoir d’achat, donc du revenu professionnel de la famille, et 3) – tout comme la majorité des contemporains – de changements des rythmes et fonctionnements institutionnels dans le sens que recouvre la notion de „politique des temps“ (Zeitpolitik) en Allemagne ou en Italie. Ce sujet n’a encore guère été abordé en Suisse et mérite explication.

Le temps disponible est une ressource non extensible; un individu ou une famille ne peut guère le mettre à profit pour plusieurs objectifs à la fois. Le travail familial et le travail professionnel sont des vases communicants, le temps investi dans l’un n’étant pas disponible pour l’autre. En cause l’enchevêtrement de régulations sociales telles que les horaires scolaires, les heures d’ouverture des magasins, des administrations et des services publics, les horaires du travail (prédominance de la pleine journée de travail sans flexibilité choisie par l’employé·e) etc. La plupart des familles dépendent aujourd’hui de la disponibilité d’une personne adulte pour leur assurer une série de prestations indispensables. Dans la mesure où ces prestations doivent se réaliser pendant les heures de travail régulières des personnes employées, l’emploi à plein temps de cette personne est en général exclu; dans la plupart des couples, sans surprise, il s’agit de la femme. Cette situation n’est pas la conséquence d’une politique délibérée – une telle politique n’existe guère dans notre pays. Elle résulte plutôt de la concordance mécanique de multiples régulations institutionnelles des rythmes sociaux qui reflètent une image désuète de la famille.

Une politique des temps adéquate, favorable non seulement aux familles mais aux citoyens en général, se doit de prendre au sérieux la complexité de ces régulations imbriquées. Elle doit se concrétiser par la négociation multilatérale – surtout sur le plan local, mais aussi à des échelles plus englobantes (p.ex. formes de flexibilité favorables à la vie familiale dans les conventions collectives, réduction généralisée du temps de travail règlementaire et surtout d’horaires „asociaux“ tels que le travail de nuit ou sur appel) – afin de trouver des arrangements et des rythmes des temps sociaux qui permettent aux familles de ne pas fonctionner aux dépens de certains de leurs membres (en général des plus faibles – enfants, mère).

Jusqu’à présent, des expériences négatives ont conduit à bloquer une politique de la flexibilisation des temps de travail, quand bien même le monde du travail est le métronome principal des rythmes sociaux. En effet la plupart des mesures de flexibilisation traduisent de manière unilatérale une logique patronale et négligent les intérêts des travailleurs.

Cela peut changer. Des expériences réussies sur le plan communal témoignent du potentiel de succès de tels efforts: expériences pilote à Brême ou Hanau en Allemagne, en Italie (loi du 8 mars 2000) ainsi que dans des pays nordiques (Hollande, Danemark, Suède). Il s’agit, pour donner quelques exemples, de coordonner et de modifier les temps d’ouverture de divers services de manière à les rendre plus accessibles aux familles et aux personnes employées: rotation entre cabinets médicaux pour des ouvertures le soir ou le samedi, de même pour les services de réparation par des artisans, services publics organisés de manière à faciliter la vie des usagers, horaires scolaires qui évitent aux familles les problèmes de synchronisation souvent insurmontables, création de „ponts de temps“ pour parents employés par des seniors que l’on qualifie pour cette fonction et qui sont coordonnés par un bureau de contact, modes d’utilisation favorables aux familles dans les commerces (caisse pour parents avec enfant, service de livraison, espace pour langer, coin enfants encadré), réseaux de seniors ou de jeunes actifs qui déchargent les parents ou les personnes qui prennent en charge des soins privés en fin de semaine (ilots de temps), ou encore développement d’offres, par des associations et autres fournisseurs de loisirs, spécifiquement conçues pour des pères avec enfants.

Bien sûr il n’est pas question de varier à l’infini tous les rythmes standardisés. Il s’agit de trouver un nouveau régime des temps sociaux, sans doute plus flexible, tenant compte de manière plus équilibrée de la diversité des situations de vie et des intérêts légitimes qui en découlent. Il est temps en Suisse aussi de traiter le temps comme une ressource limitée et de compléter sa régulation individuelle par une régulation sociale afin que le temps contraint fasse place au temps libéré.

* Diesen Text haben folgende Mitglieder von kontrapunkt mitunterzeichnet:
contrepoint, Conseil de politique économique et sociale, a été constitué à l’initiative du « Réseau pour la responsabilité sociale dans l’économie ». Le Conseil comprend actuellement 26 membres et s’est donné pour tâche d’approfondir le débat public, trop souvent polarisé et superficiel, par des contributions qui prennent en compte les connaissances scientifiques actuelles et mettent en évidence des aspects négligés des problèmes débattus. Ont contresigné ce texte les membres suivants de contrepoint : Prof. Klaus Armingeon, politologue, Université de Berne; Gabriella Bardin Arigoni, politologue, Gy; Prof. Dr. Beat Burgenmeier, économiste, Université de Genève; Prof. Dr. Jean-Daniel Delley, politologue, Université de Genève; Dr. Peter Hablützel, Hablützel Consulting, Berne; Dr. iur. Gret Haller, Université de Frankfort-sur-le-Main; Prof. Hanspeter Kriesi, politologue, Université de Zurich; Prof. Philippe Mastronardi, spécialiste en droit public, Université de St. Gall; Prof. Hans-Balz Peter, spécialiste en socio-éthique et socio-économie, Université de Berne; Dr. oec. HSG Gudrun Sander, économiste, Université de St. Gall; Prof. Dr. Beat Sitter-Liver, philosophe, Université de Fribourg; Prof. emer. Peter Ulrich, spécialiste en éco-éthique, Université de St. Gall; Prof. emer. Mario von Cranach, psychologue, Université de Berne; Prof. emer. Karl Weber, sociologue, Université de Berne; Daniel Wiener, MAS Arts Management, Bâle ; Liliana Winkelmann, M.A., Université de Zurich.

Comments are closed.