Secret bancaire: Liaisons dangereuses entre la Suisse et l’Union européenne
Autorinnen/Autoren: Beat Burgenmeier und Hannes Degen
Von Kontrapunkt* vom 23. Februar 2009
Le refus du souverain d’adhérer à l’espace économique européen en 1992 continue à alimenter, 16 ans plus tard, la controverse. D’une part, le Conseil fédéral déclare que l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne reste l’objectif à réaliser à terme, d’autre part la Commission des affaires étrangères du Conseil des Etats déclare vouloir s’approcher de l’Union européenne par voie bilatérale. Cette voie serait la seule praticable du moment. Elle est justifiée, entre autres, par la défense du secret bancaire.
En Suisse, le secret bancaire est compris comme l’expression même du libéralisme économique, notamment du respect de la sphère privée. Le principe constitutionnel du libre commerce et de l’industrie accorde une grande liberté individuelle aux acteurs économiques dans l’organisation de leurs échanges. Une des conséquences de cette conception a été, dans le passé, une grande tolérance à l’égard des cartels et organisations analogues. Cependant, par des réformes successives, la loi suisse de la concurrence s’est durcie, afin de lutter plus efficacement contre les limitations de la concurrence. Aujourd’hui il est donc devenu difficile de justifier le secret bancaire en évoquant le libéralisme économique « à la Suisse ».
Par conséquent, on se tourne vers la neutralité politique pour défendre le secret bancaire. Les arguments économiques et politiques se confondent et deviennent indissociables. Or, le Conseil fédéral semble attribuer en fait à l’analyse économique une plus grande place qu’à l’analyse politique du lien de la Suisse avec l’Union européenne, comme si la priorité accordée aux arguments économiques était censée éviter un débat politique douloureux sur la nature de ce lien.
L’économie suisse est – comme toute économie – soumise à des changements structurels. Ses avantages comparés dans les relations économiques internationales évoluent sans cesse, et ses activités financières également. Il n’y a donc pas à priori d’argument économique pour maintenir des dispositions légales favorisant unilatéralement un secteur plutôt qu’un autre. Si la concurrence facilite les changements en stimulant l’innovation, c’est le cas également dans le domaine financier. Or, la concurrence est interprétée différemment selon la conception qu’on a du libéralisme économique:
Selon une première conception, qui a cours dans des pays anglo-saxons et dans l’Union européenne, la concurrence prime sur tout autre considération. L’Etat doit l’imposer. Dans cette optique, le secret bancaire est assimilé à une mesure de protection du secteur financier suisse. À leurs yeux, le durcissement de leur politique envers des particularités fiscales suisses se justifie par leur conception même du libéralisme qui condamne à priori toute limitation de la libre concurrence. Le secret bancaire suisse serait dès lors contraire au principe même d’un marché concurrentiel unique.
Une deuxième conception se maintient toujours en Suisse, malgré les révisions successives de loi de la concurrence. Elle est plus individualiste et confère aux acteurs économiques plus de liberté dans l’organisation de leurs échanges. La concurrence doit, certes, rester possible, mais les pratiques économiques suisses acceptent également des formes de coopération respectant la sphère privée et une certaine confidentialité. Cette conception s’est érodée et s’est de plus en plus alignée sur la conception du libéralisme prévalant dans l’Union européenne. La défense du secret bancaire dépend donc de l’interprétation que nous faisons de la liberté économique. La conception individuelle de la Suisse a cédé le terrain à celle qui est de la norme dans l’Union européenne.
Mais si la Suisse s’approche de la conception qu’a l’Union européenne du libéralisme, elle s’en éloigne lorsqu’elle cherche à préserver des dispositions légales spécifiques en matière de transactions financières. Plus de concurrence pour toute son économie, mais un traitement de faveur pour son secteur financier, tel semble être le choix de la politique extérieure de notre pays. Ce choix est devenu un des enjeux majeurs qui définissent le lien entre la Suisse et l’Union européenne.
Or, l’histoire de son intégration dans les relations internationales montre que la Suisse a tout intérêt à s’engager dans des négociations multilatérales plutôt que de favoriser une approche bilatérale négociant des particularités fiscales. Conformément à la doctrine de l’Organisation mondiale du commerce, des négociations multilatérales offrent moins de possibilités de traitements discriminatoires. Pour tenter d’éviter les discriminations, la Suisse adopte deux stratégies qui limitent pourtant sa souveraineté :
- Elle s’aligne souvent sur les positions européennes pour renforcer son poids dans les négociations internationales. Dans cette optique, les intérêts des places financières à l’intérieur de l’Union européenne convergent avec ceux de la Suisse.
- Elle adopte d’une manière autonome des règles européennes sans qu’elle puisse participer à leur élaboration. Elle doit donc adopter à la longue également la politique de l’Union européenne dans les domaines des transactions financières sans avoir activement pu participer à son élaboration.
Ces stratégies se fondent sur des arguments le libre-échange des biens, des services, du travail et des capitaux. La Suisse cherche à se convaincre que le secret bancaire est conforme à ces arguments et attend de l’Union européenne qu’elle l’accepte au nom du libéralisme « à la Suisse ». Ces stratégies se fondent donc à la fois sur des arguments économiques et politiques, puisqu’elles sont liées à l’interprétation que nous faisons de la liberté individuelle, de la démocratie semi-directe, du principe de subsidiarité et de la neutralité. Pour lever le paradoxe, il faut que la Suisse se mue de cas particulier en cas normal.
Cette mue est difficile, car elle affecte non seulement en profondeur les institutions politiques et juridiques, mais également les mentalités. Dans cette optique, la Suisse n’est donc tout simplement pas prête à envisager un autre scénario que la voie bilatérale.
Lorsqu’il s’agit de sauvegarder le dispositif légal suisse régissant la place financière, le populisme contre l’Union européenne peut donc être compris comme un simple prétexte pour cacher le protectionnisme déguisé d’une branche. Les intérêts de la place financière suisse ne sont pas forcément synonymes d’intérêt général le mieux servi par la concurrence généralisée. L’harmonisation fiscale est pour l’Union européenne fiscale un moyen de réaliser un marché unique. Pour la Suisse, elle signifierait la fin de ses particularités fiscales. À la longue, son niveau fiscal s’alignerait sur la moyenne européenne et la défense de sa place financière dépendrait plus de sa capacité d’innover que du maintien du secret bancaire.
L’origine du secret bancaire suisse remonte à une époque où des agents fiscaux allemands et français enquêtaient en territoire suisse à la fin des années vingt déjà. En 1932, la police arrêta des membres de la direction de la Banque commerciale de Bâle et des membres de la bonne société française à Paris, surpris en flagrant délit de fraude fiscale. Par la suite, des avoirs détenus en Suisse ont été retirés rapidement. Afin d’endiguer cette hémorragie, la nouvelle loi sur les banques de 1934 mentionne explicitement le secret bancaire et prévoit des sanctions pénales sévères contre ceux qui ne les respecteraient pas.
Or, depuis cette époque, ces dispositions initiales se sont affaiblies. Le secret bancaire a été soumis à une constante érosion. L’article 47 de la loi fédérale sur les banques mentionne de nombreuses limitations du secret bancaire. Cette liste ne fait que s’allonger : l’exigence émanant des autorités américaines, en 2001, d’être informées sur des transactions financières en relation avec le terrorisme international, a été suivie par d’autres, notamment des pays membres de l’Union européenne, pour des raisons de transparence fiscale. Désormais, des projets de réforme du système financier international iront sans doute également dans ce sens. À terme, ils finiront bien à lever un obstacle de taille sur le long chemin de la Suisse vers l’adhésion à l’Union européenne.
* Diesen Text haben folgende Mitglieder von kontrapunkt mitunterzeichnet: contrepoint, Conseil de politique économique et sociale, a été constitué à l’initiative du « Réseau pour la responsabilité sociale dans l’économie ». Le Conseil comprend actuellement 24 membres et s’est donné pour tâche d’approfondir le débat public, trop souvent polarisé et superficiel, par des contributions qui prennent en compte les connaissances scientifiques actuelles et mettent en évidence des aspects négligés des problèmes débattus. Ont contresigné ce texte les membres suivants de contrepoint : Prof. Gabrielle Antille Gaillard, économètre, Université de Genève; Dr. iur. Gret Haller, Université de Frankfort-sur-le-Main; Prof. emer. Dr. René Levy, sociologue, Université de Lausanne; Prof. Philippe Mastronardi, spécialiste en droit public, Université de St. Gall; Peter Ulrich, spécialiste en éco-éthique, Université de St. Gall; Prof. emer. Mario von Cranach, psychologue, Université de Berne; Prof. Karl Weber, sociologue, Université de Berne; Daniel Wiener, MAS Arts Management, Bâle