Introduire le principe du pollueur payeur en politique sociale
Autorin/Autor: René Levy
Von Kontrapunkt* vom 25. Januar 2008
Le principe du pollueur payeur connaît une acceptation grandissante dans le domaine de l’environnement. D’une légitimité évidente, il n’est plus guère contesté dans son fondement, même si sa mise en oeuvre est loin d’être achevée. Il n’en est pas de même en matière de politique sociale. Tantôt la question de la responsabilité n’est pas posée, que l’on pense aux assurances maladie, vieillesse ou invalidité, tantôt elle est résolue a priori en supposant que la victime est elle-même responsable, comme l’illustre le traitement du chômage de longue durée. La deuxième variante est la plus détestable, mais la première n’en est pas plus innocente. La mutualisation indifférenciée des risques sociaux relève d’un principe de responsabilité collective qui, généralisé au-delà de son caractère social et solidaire, permet à bien des « pollueurs sociaux » de tirer leur épingle du jeu en continuant des pratiques générant des « externalités » sous forme de coûts sociaux. Dans une mesure non négligeable, la politique sociale actuelle, au lieu de dilapider ses moyens par une distribution mal ciblée comme on le lui reproche souvent, gaspille des ressources potentielles en omettant de faire porter la charge de son action aux secteurs et acteurs responsables des problèmes qu’elle est appelée à traiter. Que l’on comprenne bien: il n’est pas question ici de remplacer, une fois encore, la responsabilité collective par une « responsabilité individuelle » qui n’est trop souvent que le cache-sexe d’un rejet égoïste du principe de solidarité. Il est question de réorienter la réflexion sur une partie non négligeable du financement des politiques sociales, des victimes vers les responsables, des dégâts vers la genèse des risques, en d’autres termes de transférer le principe du pollueur payeur en l’introduisant dans le dispositif financier des politiques sociales de manière conforme au fonctionnement du système.
Mettre à contribution, pour la mise en place de remèdes, les acteurs responsables de problèmes et de coûts sociaux, en d’autres termes d’instituer un feedback financier des conséquences vers les causes, créerait un double bénéfice. D’une part, une telle pratique élargirait d’une manière socialement légitime l’assiette du financement de certaines mesures ou institutions. Elle déchargerait le tissu social et surtout les finances publiques d’une part importante de charges de réparation sociale. Le régime actuel subventionne, pour ainsi dire, l’exportation de problèmes des secteurs qui les engendrent en assumant les coûts de problèmes qu’il n’a pas généré lui-même. Ainsi, il contribue paradoxalement à leur stabilisation. D’autre part, ce feedback constituerait pour les acteurs en question une motivation forte d’éviter les pratiques qui créent les problèmes en question. Un financement de la politique sociale ainsi conçu contribuerait à limiter des pratiques à risque et augmenterait de ce fait son efficacité. Il est vrai que des éléments épars allant dans ce sens existent déjà, p. ex. les franchises ou la participation aux coûts dans l’assurance maladie, mais ils visent les usagers, comme si on pouvait responsabiliser les consommateurs du gros de la demande en prestations de santé, alors que la particularité de ce domaine économiquement paradoxal est précisément que la demande y est formulée par une partie des prestataires et non par les usagers.
Les problématiques sociales nécessitent des interventions réparatrices. Confiées à une série d’institutions, elles sont aujourd’hui financées en dernière analyse par les contribuables et les usagers. Ces problèmes ne tombent pas du ciel, ne sont pas produits par une nature incontrôlable, ni n’émergent de manière diffuse et anonyme de la nébuleuse sociale dans laquelle nous vivons. C’est entre autres le cas pour une partie importante des maladies psychosomatiques (il serait d’ailleurs utile de distinguer entre le psychosomatique et le sociosomatique). C’est à plus forte raison le cas des accidents et maladies professionnelles, pouvant aller jusqu’à l’invalidité, voir le décès. Dans ce domaine, des applications encore très ponctuelles du principe du pollueur payeur font leur apparition (p.ex. dans la SUVA), mais plutôt péniblement et souvent au prix de procès en responsabilité civile longs et coûteux. C’est encore le cas de comportement individuels à risque tels que la consommation d’alcool (coût social annuel estimé par l’ISPA à 6.7 milliards), de tabac (coût social estimé à 10.7 milliards par an) ou de problèmes plus « physiques » comme l’émission de particules fines. C’est aussi le cas d’une série d’autres exemples, aux « causes » parfois plus entrelacées et donc plus difficiles à distinguer. On peut penser au chômage (coût moyen externalisé par cas de licenciement estimé à 46’000.-), aux accidents de la circulation, à l’érosion de l’employabilité liée au vieillissement, au burnout etc.
Une telle réorientation du financement des politiques sociales ne doit pas aboutir à faire porter toute la charge au secteur privé ou à l’économie, mais à mieux la répartir entre l’Etat social, indispensable, et les acteurs qui portent une responsabilité objective pour les problèmes que celui-ci est appelé à gérer – sans leur imputer par a priori une quelconque intention maléfique ou négligente. La part d’un problème causée par des acteurs identifiables, individuels ou collectifs (entreprise, branche), doit en règle générale être assumée par ces acteurs selon le principe du pollueur payeur, alors que la part inattribuable doit être assumée par l’Etat social selon le principe de la responsabilité collective.
La mise en oeuvre d’une telle orientation pose une série de problèmes qu’il s’agit de prendre au sérieux. L’identification de responsables, l’attribution d’une responsabilité suffisante pour justifier une taxation spécifique n’est pas toujours aisée, parfois sans doute impossible et nécessite en tout état de cause un dispositif nuancé. Les causalités des problèmes sociaux étant complexes et multifactorielles, c’est sans doute la responsabilité immédiate de l’acte créant le risque qui est à privilégier.
Une autre question est l’utilisation des montants récoltés. Ils ne doivent pas devenir un impôt supplémentaire, l’Etat vendant des « droits de nuire » à qui peut se les payer, mais servir à alimenter un système bonus/malus qui motive à orienter les comportements vers l’évitement des risques (sans oublier qu’un tel système est souvent plus efficace par rapport à l’initiation de comportements à risque (p.ex. fumer) que pour motiver l’abandon de comportements déjà établis.
Dans la mesure où l’application du principe du pollueur payeur chargerait l’économie privée, peut-on éviter le simple report de cette augmentation des coûts sur les prix, augmentant ainsi les inégalités sociales ? On peut penser que ce report n’aurait lieu que dans la mesure où les consommateurs se trouveraient devant une situation de non-choix (cas extrêmes : monopole, toxicodépendance), situation qu’il s’agira d’éviter par des règles de mise en oeuvre suffisamment circonstanciées.
L’introduction du principe supplémentaire du pollueur payeur ne doit pas subvertir le principe de l’assurance solidaire contre des risques sociaux. Des analyses innovantes, mobilisant des approches interdisciplinaires avec l’apport autant des sciences sociales que médicales, techniques et autres seront nécessaires, ainsi que la construction patiente d’un consensus politique. Mais l’enjeu de transformer le régime de la politique sociale vers un fonctionnement humainement plus juste et socio-économiquement plus efficace en vaut certainement la peine.
(Ce billet est très largement inspiré par le livre de Esteban Piñeiro & Isidor Wallimann, Sozialpolitik anders denken. Haupt, Berne 2004)
* Diesen Text haben folgende Mitglieder von kontrapunkt mitunterzeichnet: contrepoint, Conseil de politique économique et sociale, a été constitué à l’initiative du « Réseau pour la responsabilité sociale dans l’économie ». Le Conseil comprend actuellement 30 membres et s’est donné pour tâche d’approfondir le débat public, trop souvent polarisé et superficiel, par des contributions qui prennent en compte les connaissances scientifiques actuelles et mettent en évidence des aspects négligés des problèmes débattus. Ont contresigné ce texte les membres suivants de contrepoint : Prof. Dr. Beat Burgenmeier, Université de Genève; Prof. Dr. Jean-Daniel Delley, politologue, Université de Genève; Dr. Peter Hablützel, Hablützel Consulting, Berne; Dr. iur. Gret Haller, Université de Frankfort-sur-le-Main; Prof. Hanspeter Kriesi, politologue, Université de Zurich; Prof. Philippe Mastronardi, spécialiste en droit public, Université de St. Gall; Prof. Hans-Balz Peter, spécialiste en socio-éthique et socio-économie, Université de Berne; Prof. Peter Ulrich, spécialiste en éco-éthique, Université de St. Gall; Prof. emer. Mario von Cranach, psychologue, Université de Berne; Prof. Karl Weber, sociologue, Université de Berne; Daniel Wiener, MAS Arts Management, Bâle.