La statistique suisse sur le travail ne respecte pas «sa» loi

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Von Kontrapunkt* vom 1. Oktober 2015

Les Suisses tiennent au travail. L’idée de raccourcir la journée de travail à moins de huit heures les laisse sceptiques, pas plus de la moitié des répondants de l’enquête « Point de Suisse » y étaient favorables en juin 2014 ; en 2012 l’initiative pour six semaines de vacances fut rejetée massivement, à deux tiers et dans tous les cantons. L’importance du travail est en effet incontestable, et non seulement comme valeur culturelle. Beaucoup de choses dans la vie en dépendent. Sans travail et le revenu qu’il procure, la grande majorité de la population ne pourrait vivre dans notre société marchande et l’économie ne fonctionnerait pas. « Qui » l’on est, comment on est estimé par autrui, comment on se positionne dans la société est fortement influencé par le travail. Comment la statistique officielle décrit-elle ce phénomène crucial des sociétés modernes? Limitons-nous à la statistique nationale, acteur principal qui fournit un grand nombre d’informations indispensables en la matière – depuis peu même en incluant le travail non rémunéré. Pour des raisons d’espace nous nous limitons ici au travail rémunéré sans oublier que son pendant non marchandisé (dans la famille, dans l’entre-aide de parenté et de voisinage, dans la vie associative, la politique, le bénévolat) lui est lié par des liens multiples, y compris en le rendant simplement possible.

Sur le site web de l’Office fédéral de la statistique, on trouve un large éventail d’informations précises ainsi que les enquêtes qui les génèrent : l’Enquête suisse sur la population active ESPA, la Statistique de l’emploi STATEM, l’Enquête suisse sur le niveau et la structure des salaires, la Statistique des personnes actives occupées SPAO, le Recensement fédéral des entreprises et bien d’autres. Une série d’instruments d’observation sérieux (et coûteux) sont braqués sur le sujet.

A y regarder de plus près, on constate cependant que l’activité professionnelle est décrite essentiellement en tant que quantité sans contenu spécifique, sans différences qualitatives : combien de personnes sont-elles employées, combien à temps plein ou partiel, comment tout cela se répartit-il entre les branches, les secteurs, les entreprises de différentes tailles, les sexes, entre autochthones et étrangers, sur le territoire national? Le panorama est complété par le recensement des professions d’apprentissage et des professions exercées. Par contre, ce que tous ces gens font quotidiennement n’y figure pas.

Quelle est l’image ainsi créée de l’activité rémunérée? Pareille description correspond à l’optique macro-économique, uniquement intéressée par des quantitées : le travail est considéré en tant que facteur productif, « humains multipliés par heures », et non en tant qu’entité qualitativement différenciée. Les statistiques ainsi conçues restent muettes sur le contenu du travail fourni, son organisation, sa relation avec la réalité complexe des personnes qui l’exercent, sans parler de sa signification subjective pour celles-ci. On fait comme s’il s’agissait d’un phénomène homogène qui se décrit suffisamment par son volume et sa répartition – à l’image de l’argent ou de l’énergie – ou alors d’une boîte noire qu’il est inutile d’éclaircir. Parce que son contenu n’intéresse pas? Ou ne doit pas intéresser? Ou parce que l’on ne sait pas trop selon quels critères le décrire?

Des disciplines scientifiques ont pourtant élaboré des conceptions et des méthodes de mesure à son égard. Les années 1980 ont vu se développer un débat international nourri sur les indicateurs sociaux, y compris sur la qualité du travail. Nombre des indicateurs développés ont d’ailleurs trouvé leur entrée dans des relevés nationaux et internationaux réguliers. La Suisse a pris un retard certain dans ce domaine. Ainsi, il existe depuis à peu près 1990 une enquête européenne périodique sur les conditions de travail à laquelle participent les 27 pays de l’EU, mais pas la Suisse. Pour 2010, le SECO a mandaté une enquête comparable, avec un échantillon modeste de seulement 1006 personnes qui n’autorise aucune analyse un tant soit peu fouillée (mais qui montre que globalement, le monde du travail suisse ne se positionne pas trop mal en comparaison européenne). A titre de comparaison : l’enquête officielle sur la population active ESPA se fait par trimestres et repose sur 126’000 répondant-e-s par année…

Quel est le rapport entre la trame sous-jacente aux statistiques du travail et le portrait donnée, par exemple, par la psychologie ou la sociologie du travail? Dans une perspective qui considère le travail comme une activité humaine et non seulement comme une information comptable, ces disciplines ont proposé des notions de référence pour une conception du travail qui le rend digne de l’être humain et de son développement personnel – il suffit de penser à la triade bien connue de job enrichment, job enlargement et job rotation. On pourrait aussi s’intéresser à la complexité substantielle de l’activité, à la situation des personnes, isolées ou insérées dans des équipes, leurs conditions de travail, aux possibilités de suivre une formation continue, d’influencer l’horaire ou l’organisation de leur travail (y compris en relation avec d’autres activités, familiales ou de formation par exemple).

Tout cela ne trouve guère de place dans la grille de la statistique officielle. Elle semble partir du principe qu’un regard étroitement économique suffit à la prise en compte adéquate du phénomène du travail dans la société suisse contemporaine, notamment à l’intention de la politique pour laquelle de telles statistiques constituent un outil de pilotage indispensable.

L’OFS est le fournisseur le plus important d’informations sur le monde du travail en Suisse et il a fait des progrès notables. Grâce à ses relevés, les rubriques dans les statistiques internationales restées blanches pour la Suisse ont fortement diminué. Simplement, sa grille de lecture reflête avant tout les intérêts immédiats de ses clients les plus importants, surtout l’administration fédérale, le Parlement et l’économie. Cette grille préside à la sélection des informations collectées et publiées, et elle influence de surcroît l’attention des usagers d’informations statistiques – ce qui n’apparaît pas dans les statistiques reste largement invisible, et son absence suggère son manque d’intérêt. Bien des consommateurs de données se fient trop facilement à la devise « on compte ce qui compte » et à sa conclusion inverse, « ce qui n’est pas compté ne compte pas ». Dans ce sens, la sélectivité de la statistique affecte en retour la vision du monde de ses consommateurs.

En limitant sa perspective à une vision macro-économique, la statistique officielle éclipse les contenus et les conditions de d’exercice du travail et dessert ainsi surtout les intérêts d’employeurs et d’investisseurs. C’est problématique, car unilatéral par rapport aux parties effectivement concernées. En plus, c’est en décalage flagrant d’avec la Loi fédérale sur la statistique qui mentionne, dans son article sur ses buts, cinq groupes cible : les cantons, les communes, l’économie, les partenaires sociaux et le public (la Confédération n’y figure pas, étrangement). Du point de vue démocratique, l’optique de la statistique officielle se doit d’être plus équilibrée par rapport aux groupes d’intérêts légitimes afin que la transparence de la société suisse et de son monde du travail n’existe pas seulement pour des groupes choisis et déjà privilégiés.

Une version abrégée de ce texte a été publiée sous le titre „La statistique suisse ne respecte pas « sa » loi.“ Domaine public 2029, 1.10.2015 (http://www.domainepublic.ch/articles/28162)

L’article est aussi publié dans „Hälfte/Moitié“ le 20 octobre 2015 (http://www.haelfte.ch/index.php/newsletter-reader/items/Statistique_sur_le_travail.html).

* Diesen Text haben folgende Mitglieder von kontrapunkt mitunterzeichnet:
Prof. em. Beat Bürgenmeier, Volkswirtschafter, Universität Genf; Prof. Dr. Marc Chesney, Finanzwissenschaftler, Universität Zürich; Prof. Dr. Jean-Daniel Delley, Politikwissenschafter, Universität Genf; Dr. Peter Hablützel, Hablützel Consulting, Bern; Dr. iur. Gret Haller, Bern; Prof. Dr. Thomas Kesselring, Universität Bern; Prof. em. Dr. Philippe Mastronardi, Öffentlichrechtler, Universität St. Gallen; Prof. Dr. Peter Seele, Universität Lugano; Prof. em. Dr. Dr. h.c. Beat Sitter-Liver, Philisophischer Ethiker, Universität Freiburg (Schweiz); Prof. Dr. Christoph Stückelberger, Wirtschaftsethiker, Universität Basel; Prof. em. Dr. Peter Ulrich, Wirtschaftsethiker, Universität St. Gallen; Prof. em. Dr. Mario von Cranach, Psychologe, Universität Bern; Prof. em. Dr. Karl Weber, Soziologe, Universität Bern; Prof. Dr. phil. Theo Wehner, ETH Zürich, Zentrum für Organisations- und Arbeitswissenschaften (ZOA), Zürich; Daniel Wiener, MAS-Kulturmanager, Basel, Liliana Winkelmann, M.A., MAS MDI - Managing Diversity, Zürich.

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