Le mythe du peuple souverain
Autorin/Autor: Jean-Daniel Delley
Von Kontrapunkt* vom 12. Januar 2005
Un conseiller fédéral refuse de défendre devant le peuple un projet adopté par le Parlement : le gouvernement n’aurait pas à influencer les citoyennes et les citoyens. Ainsi au sujet de l’accord Schengen/Dublin, il se bornera à présenter les avantages et les inconvénients d’une adhésion de la Suisse, mais ne s’engagera pas activement en faveur de cette adhésion.
Ce même conseiller fédéral renonce à commenter le rejet de la naturalisation facilitée au soir de la votation : quand le peuple a parlé, le gouvernement n’a plus qu’à prendre note et à s’exécuter.
Un parti gouvernemental, quand bien même il est assez régulièrement désavoué lors des votations, prétend exprimer la volonté populaire contre la trahison des élus, qui eux ne la respecteraient pas. Quand le Tribunal fédéral juge anticonstitutionnelle la procédure de naturalisation à l’urne, ce même parti se déchaîne contre les magistrats accusés de fouler aux pieds la volonté du peuple souverain.
Un autre parti, gouvernemental lui aussi, lance une initiative populaire pour supprimer le droit de recours des organisations de protection de l’environnement contre des projets adoptés en votation populaire ou par un parlement, au prétexte que les intérêts particuliers d’une association ne doivent pas primer la volonté du peuple.
Un comité de « citoyens pour les citoyens » vient de déposer une initiative populaire intitulée « Souveraineté du peuple sans propagande gouvernementale ». Cette initiative vise à garantir « la libre formation de la volonté des citoyennes et des citoyens ». Comment ? En interdisant au Conseil fédéral et à son administration tout acte d’information et de propagande dès la clôture des débats parlementaires, à l’exception de la brochure explicative envoyée avec le matériel de vote. Le point commun entre tous ces événements ? La référence au peuple comme instance suprême dans la hiérarchie du pouvoir politique. Le peuple disposerait d’un pouvoir absolu, sacré. La majorité populaire décide souverainement. Comme le monarque de droit divin, elle n’a pas à justifier ses choix et son verdict ne souffre aucune contestation. L’idée également que les autorités ne peuvent que pervertir la volonté populaire en cherchant à l’influencer ou à l’interpréter..
Cette conception de la démocratie semble au premier abord relever du sens commun. Dans un régime démocratique, tout pouvoir politique tire sa légitimité du peuple, directement ou indirectement. En Suisse, les droits populaires permettent au corps électoral de s’exprimer sans médiation. Et, puisqu’il est porteur de la légitimité ultime, le peuple souverain ne peut se voir contester l’expression de sa volonté, ni par une minorité, ni par un gouvernement ou des juges.
Prenons garde pourtant de ne pas succomber à la tentation de l’absolutisme populaire. Le peuple n’est pas un souverain au pouvoir absolu, une réunion de personnes assemblées quand et où bon leur semble pour débattre de n’importe quel sujet. Il est d’abord un organe de l’Etat dont la composition, les compétences et les modes d’expression sont définis par la Constitution et la loi. Si chaque citoyen et citoyenne est susceptible de penser, de débattre et d’exprimer une volonté propre, tel n’est pas le cas du peuple. Ce dernier en effet se prononce toujours sur des projets élaborés par d’autres organes de l’Etat – le gouvernement, le parlement ou une fraction du corps électoral dans le cas d’une initiative populaire -. Même s’il est l’organe étatique le plus important, le peuple partage le pouvoir avec d’autres organes. Il ne plane pas au-dessus de l’ordre constitutionnel, mais fait partie intégrante de cet ordre. Il doit son existence et ses compétences à la Constitution.
Le principe de la séparation des pouvoirs exprime ce partage. Le pouvoir étatique incombe à plusieurs organes. Chacun d’eux détient des compétences spécifiques sur lesquelles les autres organes ne peuvent empiéter. Le principe de la séparation des pouvoirs protège les droits politiques du peuple : par exemple les actes législatifs ne peuvent être soustraits au référendum facultatif. Mais il interdit également l’intervention du peuple dans la sphère de responsabilité confiée par l’ordre juridique à d’autres organes.
La démocratie, comprise comme le pouvoir du peuple, souffre aussi de sa cohabitation avec la structure fédérale du pays. En effet, tout projet constitutionnel ou législatif doit obtenir le soutien d’une majorité au Conseil national et au Conseil des Etats. Or ce dernier ne représente pas équitablement le peuple puisque chaque canton, quelle que soit l’importance de sa population, y dispose de deux députés. De même la révision de la Constitution exige la double majorité du peuple et des cantons. Cette exigence peut conduire à ce qu’une minorité impose sa volonté à une majorité du corps électoral.
Enfin l’exercice de la démocratie implique l’existence et le respect des droits fondamentaux. Sans garantie de la liberté personnelle, de la liberté de pensée, d’expression, d’association et de réunion notamment, point de vie démocratique. Le pouvoir du peuple trouve là des limites. Une majorité ne peut priver une minorité de ces droits. Tout au plus est-elle autorisée à en restreindre la portée au nom d’un intérêt public.
Voilà ce que dit le droit. La Constitution institue le peuple comme organe de l’Etat, un organe certes prééminent en régime démocratique, puisqu’il décide en dernière instance des modifications de cette Constitution, mais un organe qui s’insère dans un ensemble d’institutions, détentrices chacune d’une part du pouvoir étatique.
Au fil des décennies, cette construction institutionnelle a développé des modes de fonctionnement qui lui ont permis de perdurer, de répondre aux problèmes auxquels la société helvétique a été confrontée. Le droit n’impose que des règles formelles, une ossature à laquelle la vie concrète des institutions se charge de fournir de la chair.
Voyez l’Assemblée fédérale, « autorité suprême de la Confédération » selon la Constitution de 1848. Si durant les premières décennies de la Suisse moderne le Parlement domine clairement le Conseil fédéral, il s’efface dès le début du 20ème siècle au profit d’un gouvernement devenu pilote du processus de décision. L’introduction du référendum facultatif en 1874, mais aussi la nécessité de construire l’unité d’un pays profondément fragmenté politiquement et culturellement, ont favorisé le passage progressif d’un régime où une majorité impose sa volonté, à une démocratie de concordance. Une manière de résoudre les conflits qui repose plus sur la recherche de compromis que sur l’imposition de la volonté majoritaire. Grâce à une représentation équitable de toutes les minorités significatives dans les organes de l’Etat et à des procédures largement ouvertes à la consultation des milieux intéressés, des solutions ont pu se dégager, susceptibles de rencontrer l’assentiment populaire en cas de votation obligatoire ou d’éviter la contestation référendaire. L’année 2004, riche en échecs devant le peuple, a illustré a contrario l’importance de proposer des solutions consensuelles. Mais ces solutions ne naissent pas dans l’arène parlementaire. Elles émergent de la collaboration d’un réseau d’élites qui négocient lentement et laborieusement les compromis que le Parlement va endosser plus ou moins fidèlement.
Et le peuple dans tout cela ? Il remplit d’abord une fonction d’arbitre, appelé à trancher quand le compromis ne paraît pas satisfaisant pour l’un ou l’autre groupe d’intérêt. Dans ces cas de figure, il dispose surtout d’un pouvoir de veto, compétent qu’il est pour renvoyer le dossier aux autorités. Mais le peuple n’exprime que rarement une volonté positive : il n’est que d’observer le faible taux de succès des initiatives populaires ; il ne dicte pas tant sa volonté qu’il approuve ou rejette des projets. Le rejet n’implique d’ailleurs pas automatiquement la fermeture du dossier, fermeture qu’exigerait le respect de cette « volonté ». Contrairement à la tyrannie, en régime démocratique aucune décision ne revêt un caractère définitif dans la mesure où personne ne peut décréter la clôture du débat.
Cette manière de préparer des projets en anticipant les principales oppositions exige des élites une forte capacité à négocier des compromis. Mais elle impose aussi à ces élites un intense travail de communication avec les milieux qu’elles représentent et l’opinion publique en général pour convaincre de la pertinence des solutions trouvées. Le Conseil fédéral ne peut se soustraire à ce travail, lui qui est précisément l’un des premiers organes où se nouent ces compromis. La Constitution qualifie le gouvernement d’ « autorité directoriale » et non de simple équipe de gestionnaires passifs. Anticiper, indiquer des perspectives, proposer des solutions et en défendre la pertinence relève de sa mission.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir un parti, très soucieux de l’indépendance du pays, valoriser la souveraineté populaire en déconsidérant les autorités. En effet, si la Suisse a pu subsister jusqu’à aujourd’hui malgré ses divisions et sa diversité culturelle, c’est bien grâce à une culture politique et à des procédures qui privilégient le dialogue entre les autorités et le peuple et qui ménagent les minorités en les intégrant au processus de décision. Nier la nécessité de ce dialogue, valoriser la souveraineté populaire en rabaissant les autres organes de l’Etat, postuler une sorte d’immédiateté populaire, c’est faire le lit de la démocratie plébiscitaire. Et l’Histoire nous rappelle que cette immédiateté démocratique engendre toujours la tyrannie.
* Diesen Text haben folgende Mitglieder von kontrapunkt mitunterzeichnet: contrepoint, Conseil de politique économique et sociale, a été constitué à l’initiative du « Réseau pour la responsabilité sociale dans l’économie ». Le Conseil comprend actuellement 24 membres et s’est donné pour tâche d’approfondir le débat public, trop souvent polarisé et superficiel, par des contributions qui prennent en compte les connaissances scientifiques actuelles et mettent en évidence des aspects négligés des problèmes débattus. Ont contresigné ce texte les membres suivants de contrepoint : Prof. Gabrielle Antille Gaillard, économètre, Université de Genève; Prof. Klaus Armingeon, politologue, Université de Berne; Prof. Hanspeter Kriesi, politologue, Université de Zurich; Prof. Sandra Lavenx, politologue, Université de Berne : Prof. Philippe Mastronardi, spécialiste en droit public, Université de St. Gall; Prof. emer. Beatrix Mesmer, historienne, Université de Berne ; Prof. Yannis Papadopoulos, politologue, Université de Lausanne ; Prof. Hans-Balz Peter, spécialiste en socio-éthique et socio-économie, Université de Berne; Prof. Franz Schultheis, sociologue, Université de Genève; Prof. Peter Tschopp, économiste, Université de Genève ; Prof. Peter Ulrich, spécialiste en éco-éthique, Université de St. Gall; Prof. emer. Mario von Cranach, psychologue, Université de Berne; Prof. Karl Weber, sociologue, Université de Berne; Prof. Theo Wehner, psychologue, ETH Zurich, centre pour les sciences de l'organisation et du travail, ETH Zurich; Daniel Wiener, MAS Arts Management, Bâle ; Prof. emer. Hans Würgler, économiste, ETH Zurich.