L’élection du Conseil fédéral par le peuple
Autorin/Autor: Jean-Daniel Delley
Von Kontrapunkt* vom 18. Februar 2013
Une fausse bonne idée
En proposant de conférer au peuple la compétence d’élire le Conseil fédéral, l’UDC prétend combler une lacune de la démocratie helvétique. En réalité, cette réforme provoquerait un grave déséquilibre des pouvoirs et mettrait en péril la démocratie de concordance, un principe de gouvernement qui garantit le fonctionnement des institutions depuis plus d’un siècle et demi.
Dans une démocratie directe digne de ce nom, la participation du peuple ne peut se limiter aux seules votations (initiatives, référendums), affirme l’UDC. Le souverain doit également pouvoir choisir son gouvernement. D’ailleurs cette procédure n’a-t-elle pas fait ses preuves tant au niveau cantonal que communal? La légitimité démocratique du Conseil fédéral s’en trouverait renforcée. L’élection par le peuple garantirait une transparence du choix et favoriserait la désignation de personnalités affirmées, contrairement aux intrigues et aux marchandages qui caractérisent l’élection par le Parlement. L’UDC conçoit sa proposition comme un contre-feu aux tendances actuelles visant, selon elle, à restreindre la démocratie directe (extension des motifs d’invalidation et examen matériel préalable des initiatives populaires, projet de juridiction constitutionnelle).
La logique et l’objectif de cette proposition – accroître la participation du peuple – peuvent paraître à première vue séduisants. Mais ils ne résistent pas à une analyse plus approfondie.
Un Conseil fédéral élu par le peuple verrait sa position renforcée face à un parlement qui, aujourd’hui déjà, peine à s’affirmer face à l’exécutif et à son administration. A cet égard et contrairement à ce que prétend l’UDC, l’exemple des cantons et des communes ne parle pas en faveur de ce mode d’élection : à ces deux niveaux, le déséquilibre des pouvoirs en faveur de l’exécutif est manifeste et l’une des fonctions centrales du parlement, le contrôle de l’exécutif, y est mal assurée.
Mais il y a plus grave encore. La diversité multiple du pays a conduit très tôt – dès la naissance de l’Etat fédéral – à la recherche d’un équilibre subtil au sein du gouvernement. Différentes tendances politiques ont été associées à l’exercice du pouvoir exécutif, de manière à ce que le collège puisse élaborer des solutions de compromis susceptibles de trouver des majorités parlementaires et populaires. Seuls ont été élus les représentants de partis adhérant à un consensus minimal – la reconnaissance de l’Etat fédéral au 19ème siècle, puis la laïcité et la nécessité d’une défense nationale ensuite, enfin l’Etat de droit –. Le Parlement a toujours manifesté sa liberté de choix à l’égard des candidatures officielles des partis. La sélection qu’il effectue et l’équilibre qu’il recherche dans la composition du Conseil fédéral sont les conditions nécessaires au fonctionnement collégial du gouvernement. Au contraire, l’élection populaire de l’exécutif renforcerait l’emprise des partis sur le choix des candidats ; rappelons que l’UDC, après la non-réélection de Christoph Blocher, a inscrit dans ses statuts l’exclusion automatique de tout membre élu par l’Assemblée fédérale qui n’aurait pas été présenté par le groupe parlementaire. Soucieux de leur réélection, les magistrats seraient tentés de privilégier leur image auprès de l’opinion publique au détriment de l’exercice collégial du pouvoir. La médiatisation de la vie politique s’en trouverait renforcée et avec elle le rôle de l’argent dans les campagnes électorales. Bref, cette réforme mettrait en péril la démocratie de concordance.
L’élection populaire du Conseil fédéral constitue le couronnement de la démocratie directe, le chaînon manquant du gouvernement du peuple par le peuple, affirment les initiants. Cette manière de voir méconnaît l’essence même de la démocratie directe, à savoir la possibilité pour le souverain de se prononcer sur les règles – Constitution et lois – qui le gouvernent. Alors que les élections permettent au corps électoral de choisir ses représentants. Directes ou indirectes, les élections relèvent de la démocratie représentative.
L’histoire nous montre d’ailleurs clairement que l’enjeu de l’élection populaire du Conseil fédéral n’a rien à voir avec la démocratie directe. Toutes les tentatives de confier au peuple cette compétence ont émané de partis ou de milieux exclus du collège exécutif ou qui s’y sentaient mal ou sous-représentés: en 1900, les socialistes et les conservateurs; en 1940, les socialistes à nouveau. Ces deux tentatives échouèrent largement en votation populaire. En 1966, un comité de représentants de petits partis envisagea de lancer une initiative. De même en 1984, des milieux féministes et de gauche relancèrent l’idée d’une élection populaire en réaction à l’échec de Lilian Uchtenhagen, candidate officielle du parti socialiste. La récente initiative de l’UDC relève de la même motivation. Dès la fin du siècle dernier, réagissant au fait que le Parlement lui impose des magistrats non agréés par lui, ce parti brandit la menace d’une initiative en faveur de l’élection du Conseil fédéral par le peuple. Une menace qu’il suspend en 2003 lorsque son candidat Christoph Blocher est élu et qu’il réactive lorsque ce dernier n’est pas reconduit dans ses fonctions exécutives en 2007.
Derrière l’argument de la légitimité démocratique du Conseil fédéral se cachent donc des motifs beaucoup plus prosaïques. Reste que cette revendication pourrait conduire à un déséquilibre des pouvoirs et à l’érosion de la concordance, des conséquences qui pèseraient sur la qualité démocratique de nos institutions.