L’entrepreneur démystifié
Autorin/Autor: Beat Burgenmeier
Von Kontrapunkt* vom 4. März 2008
La mondialisation nous rappelle qu’en réalité, aucun marché ne fonctionne de manière optimale. Le marché est socialement construit dans ce sens qu’il a besoin de règles pour assurer son fonctionnement. L’idéologie du marché efficace issue de la guerre froide nous a quelque peu fait oublier cela. Aujourd’hui les pratiques économiques semblent être plus inspirées d’une doctrine conservatrice que d’idées progressistes. Le libéralisme est confondu avec le corporatisme économique plus proche de l’Ancien Régime que de la société moderne légitimée démocratiquement. En effet, face à la mondialisation, nous assistons moins à la promotion des idées du siècle des Lumières qu’à une mainmise du raisonnement économique sur la politique et à un remplacement de la démocratie par une expertocratie qui, au nom de l’efficacité économique et des marchés autorégulateurs, imposent leur raisonnement comme étalon universel. Les experts mandatés par Avenir suisse qui dénoncent notre système politique comme un frein à l’efficacité économique, se réfèrent de toute évidence à un courant de pensée profond qui veut imposer d’une manière autoritaire une économie aux pouvoirs étendus.
Cette dénonciation n’est pas sans analogie avec celle que Joseph Schumpeter a formulée dans les années quarante lorsqu’il réclamait un pluralisme des élites. Certes sa vision en pleine guerre était pessimiste. Il voyait la démocratie à la fois menacée par des mouvements populistes et par le contrôle de cette masse par une élite à tendance totalitaire. À partir de sa propre expérience, il ne pouvait guère croire à des pratiques démocratiques participatives. Il a tempéré son propre pessimisme par sa vénération d’une personne devenue mythique, celle de l’entrepreneur. Ce serait en définitive des qualités individuelles qui permettraient d’endiguer les menaces qui pèsent sur la démocratie. L’entrepreneur est censé créer le dynamisme nécessaire pour étouffer à la fois le populisme des masses et le corporatisme des élites. C’est lui seul qui introduirait l’innovation dans l’économie. La mise en pratique des connaissances technologiques de pointe ne lui conférerait des monopoles que temporairement car ces derniers se trouvent exposés, à la longue, à la concurrence. Ce cycle de « destruction créative » empêcherait que le lien entre démocratie et marché se tende et que des régimes radicaux en profitent en cas de rupture.
Cependant, Joseph Schumpeter avait prophétiquement pressenti une autre menace, celle de l’étouffement de l’entrepreneur par le gestionnaire. Ce n’est pas par hasard que le titre choisi par « The Economist » en 2003 « pour le marché et non pas pour les affaires » accompagne aujourd’hui le débat néo-libéral. La promotion des actionnaires était une tentative de valoriser l’entrepreneur et de limiter le pouvoir de décision des gestionnaires, non pas de museler les employés. Les gestionnaires n’assument que peu de risques puisqu’ils n’engagent pas leur capital propre. De surcroît, ils s’entourent prudemment de conseillers et d’experts qui exercent un rôle de fusible en cas de mauvaises décisions. Cette dérive gestionnaire a été interprétée par Schumpeter déjà comme une mainmise bureaucratique sur la liberté individuelle.
Cette dégradation de la liberté individuelle se prolonge aujourd’hui. Le contrôle s’exerce par des « experts » qui prônent la suprématie du marché sur tout autre mécanisme de décision collectif, surtout de nature politique. L’ « élite » cherche donc à contrôler la masse par le marché concurrentiel, lequel isole les individus censés savoir eux-mêmes le mieux ce qui est dans leur intérêt. L’intérêt général n’est plus garanti par la démocratie, il résulte naturellement du fonctionnement du marché. Il se définit par la somme des intérêts individuels. La politique se trouve ainsi discréditée et le marché vénéré.
Dans cette optique, les décideurs bureaucratiques peuvent compter sur les économistes qui cherchent à acquérir un statut du « conseiller du prince », dont Machiavel s’est déjà moqué en observant finement que les conseillers du prince restent en place aussi longtemps qu’ils disent ce que le prince veut bien entendre. Les décideurs économiques d’aujourd’hui préfèrent entendre que « plus de marché » règle mieux les problèmes de notre société que « plus de démocratie ». Cette préférence a une portée mondiale. La dérégulation et la privatisation sont préconisées comme des instruments indispensables pour globaliser le marché tout en évitant en même temps les délicats sujets du respect des droits de l’homme et du soutien à des régimes qui ne sont démocratiques que de nom.
La discussion sur le lien entre le marché et la démocratie remonte aux origines des sciences économiques. Elle est résumée par une métaphore saisissante chez Adam Smith, qui fait intervenir une main invisible pour que le marché concurrentiel génère le plus grand bien-être matériel pour la collectivité. Dans cette optique, la main invisible exprime une exigence morale conduisant les acteurs sur le marché à adopter un comportement éthique.
Or, le mouvement conservateur a instrumentalisé cette main invisible pour promouvoir le marché efficace, le mieux servi par l’expression des intérêts privés. Les hauts fonctionnaires de l’administration Reagan portaient une cravate avec un médaillon d’Adam Smith pour exprimer leur foi dans le marché autorégulateur.
Le marché exprime certes des libres choix individuels, mais la concurrence peut dégénérer en une confrontation d’égoïsmes incompatible avec l’exigence morale qu’Adam Smith réclamait de la science économique naissante. Adam Smith accordait certes une importance primordiale à la liberté individuelle, mais l’assortissait d’une éthique que les acteurs sur un marché concurrentiel doivent respecter. Cette éthique est codifiée dans des lois et des règles. Rappeler que l’Etat libéral est un Etat de droit capable de faire respecter ces règles, n’est pas une formule vide de sens.
Adam Smith a donc d’emblée placé le marché non pas dans une optique autorégulatrice, mais dans celle de l’intérêt général. Des acteurs individuels dotés d’une éthique affichent un comportement rationnel qui met l’intérêt public au centre du débat. L’État de l’Ancien Régime avait des caractéristiques patriarcales. En mettant la liberté individuelle au centre du fonctionnement des marchés, Adam Smith exprimait une idée révolutionnaire, qui trouva son expression plus tard dans l’établissement de la démocratie dans les sociétés modernes. Dans cette optique, la main invisible distribue équitablement le produit résultant de l’effort productif pour que les besoins élémentaires de chaque individu soient couverts. La liberté individuelle la mieux servie par le marché concurrentiel exprimait donc également une victoire morale par rapport à l’économie corporatiste de l’Ancien Régime.
Le « vrai » entrepreneur a donc un comportement éthique. C’est seulement si cette éthique existe, que l’État peut se contenter de garantir des conditions cadre de l’économie. Mais comme l’entrepreneur (comme les individus en général), n’est pas parfait et ne dispose ni de la sagesse divine ni de la souveraineté de l’État, il se confond aujourd’hui de plus en plus avec un gestionnaire défendant son propre intérêt dans une optique autoritaire et corporatiste. Or ce gestionnaire se prend pour un entrepreneur et défend, au nom du libéralisme économique, des pratiques corporatistes comme des ententes, l’interdiction des importations parallèles des médicaments et d’autres formes de protection du marché suisse par rapport à la concurrence internationale. Le rôle du gestionnaire – entrepreneur trop idéalisé dans nos sociétés, doit dès lors être démystifié.
* Diesen Text haben folgende Mitglieder von kontrapunkt mitunterzeichnet: contrepoint, Conseil de politique économique et sociale, a été constitué à l’initiative du « Réseau pour la responsabilité sociale dans l’économie ». Le Conseil comprend actuellement 30 membres et s’est donné pour tâche d’approfondir le débat public, trop souvent polarisé et superficiel, par des contributions qui prennent en compte les connaissances scientifiques actuelles et mettent en évidence des aspects négligés des problèmes débattus. Ont contresigné ce texte les membres suivants de contrepoint: Prof. Klaus Armingeon, politologue, Université de Berne; Prof. Dr. Jean-Daniel Delley, politolgue, Université de Genève; Dr. iur. Gret Haller, Université de Frankfort-sur-le-Main; Prof. emer. Dr. René Levy, sociologue, Université de Lausanne; Prof. Philippe Mastronardi, spécialiste en droit public, Université de St. Gall; Prof. Dr. Johannes Rüegg-Stürm, économiste, Université de St. Gall; Prof. Peter Ulrich, spécialiste en éco-éthique, Université de St. Gall; Daniel Wiener, MAS Arts Management, Bâle